Les insectes, des protéines pour demain ?

Un mois après l’annonce par Ynsect d’une levée de fonds records de 372 millions usd pour construire la plus grande ferme verticale au monde – et la première carbone négative -, Innovafeed a annoncé ce 19 novembre 2020 un tour de table de 140 millions d’euros. Ces deux spécialistes français des insectes - des scarabées Tenebrio Molitor pour Ynsect, et des mouches Hermetia Illucens pour Innovafeed - ont entamé la construction de nouvelles usines en France. Ils prévoient déjà le déploiement d’autres sites de production. C’est dire le dynamisme d’un marché encore récent (Ynsect est créé en 2011 et Innovafeed en 2016) mais au développement extrêmement prometteur : selon l’IPIFF (syndicat professionnel européen des producteurs d’insectes), la taille du marché des protéines d’insectes à destination de la nutrition animale pourrait être multipliée par 1 000 d’ici 2030. Les insectes, qui représentent 85 % de la biodiversité animale sur Terre, pourraient faire partie de notre alimentation de demain.

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La structuration d’un écosystème économique en plein boom

La production industrielle d’insectes est récente en Europe et se structure progressivement. Les barrières technologiques et juridiques se lèvent peu à peu pour permettre à cette production de s’inscrire dans l’écosystème économique, industriel et agricole. En 2017, l’Union Européenne a accordé l’autorisation d’utiliser les protéines d’insectes dans l’aquaculture : avant cela, elles ne pouvaient être commercialisées que pour les animaux domestiques. En 2020, Ynsect a été la première entreprise au monde à recevoir une homologation pour commercialiser un fertilisant organique à base de déjections d’insectes. Les frass (déjections d’insectes) peuvent donc désormais être utilisés directement en tant qu’engrais. En volume, cela représente 2/3 des produits vendus par Ynsect. De nouvelles autorisations sont attendues d’ici l’année prochaine pour ce qui concerne l’alimentation de la volaille, des porcs et l’alimentation humaine.

En parallèle, après plusieurs années de maturation, des barrières technologiques sont en train d’être levées. Grâce aux forts investissements en R&D de ces dernières années, les producteurs d’insectes sont désormais en mesure d’installer des infrastructures de production automatisées de haute performance. Chez Innovafeed, le nouveau site de 25 000 m2 ouvert cet automne dans la Somme permettra ainsi de produire jusqu’à 20 000 œufs de mouche Hermetia Illucens par seconde et 80 000 tonnes d’ingrédients par an. « Le lancement opérationnel du site de Nesle constitue une étape déterminante pour InnovaFeed et plus largement pour toute l’industrie. En effet, grâce à l’expertise de nos équipes et à notre technologie de rupture, nous avons pu bâtir un modèle industriel capable de concilier production à très grande échelle et respect de l’environnement » indique Clément RAY, co-fondateur d’Innovafeed. « Avec la maîtrise de ces technologies, la France est en très bonne position pour avoir le leadership mondial sur ce marché. »

L’intérêt de ces nouveaux sites industriels réside également dans leur insertion au sein d’un écosystème agricole et industriel préexistant. L’usine d’Innovafeed à Nesle est par exemple intégrée à une bioraffinerie de Tereos, dans un modèle de symbiose industrielle : les coproduits de la production de Tereos approvisionnent directement l’usine d’Innovafeed pour nourrir les mouches Hermetia Illucens Cela représente un gain de 12 000 camions et de 57,000 tonnes de CO2 par an. La ferme verticale d’Ynsect, quant à elle, se situe à Poullainville, près d’Amiens. « Ce choix n’est pas anodin, nous sommes au cœur de la première région européenne agricole, au plus proche de nos matières premières » explique Jean-Gabriel LEVON, directeur Impacts chez Ynsect.

Les avantages nutritionnels et environnementaux des protéines d’insectes 

Le succès des protéines d’insectes repose sur leurs atouts nutritionnels, économiques et environnementaux. Sur le plan nutritionnel, intégrer des protéines d’insectes dans l’alimentation des animaux a de nombreux avantages pour leur santé. Chez Ynsect comme chez InnovaFeed, des équipes de R&D conduisent actuellement des études pour analyser la réaction de chaque animal aux protéines de scarabée Tenebrio Molitor ou des mouches Hermetia Illucens, mais les avantages sont déjà bien documentés. Pour les poissons, elles permettent ainsi d’augmenter la croissance de 20 à 35 % et de diminuer la mortalité de 40 %. Pour les animaux domestiques, elles sont conseillées par les vétérinaires pour les problèmes d’allergies, de digestion ou de peau.

Au niveau économique, les protéines d’insectes sont particulièrement pertinentes pour l’aquaculture. Le marché des aliments pour l’aquaculture est un marché de de 120 millions de tonnes au niveau mondial. Au sein de ce marché, les protéines d’insecte ont démontré leur capacité à suppléer les farines de poissons et ainsi accompagner la croissance d’une aquaculture durable. La part des protéines d’insectes sur ce marché est encore marginal : de l’ordre de 1 pour 1000 par rapport aux protéines de poissons. Mais on peut anticiper une croissance très rapide des protéines d’insectes dans la nutrition aquacole, car elles sont très pertinentes en comparaison des farines de poissons, à la fois sur le plan économique (très bonne valorisation) et sur le plan environnemental (impact carbone et sur la biodiversité beaucoup plus faible).

L’intérêt des protéines d’insectes réside également dans leurs atouts pour l’environnement. « Nos impacts sur l’environnement proviennent en grande partie de la nourriture des insectes » commente Jean-Gabriel LEVON. « Or, celle-ci réutilise des co-produits de l’industrie céréalière, dans une démarche circulaire où tout est utilisé. Par ailleurs, les déjections des insectes, utilisées comme engrais, séquestrent du carbone : cela correspond à 10 % de nos émissions totales. Pour limiter l’impact global de l’agriculture, il n’y a pas de solution unique et simpliste. Il faut au contraire miser sur les solutions écosystémiques et développer des productions plurielles, intriquées… Il faut accepter que l’agriculture devienne aussi complexe et diverse que nos forêts ! »

Quelles perspectives pour l’alimentation humaine ?

Après l’agrément de l’Union européenne pour l’utilisation des protéines d’insectes dans l’alimentation de la volaille et des porcs, attendue dans les prochaines semaines ou mois, c’est du côté de l’alimentation humaine que les obstacles devraient se lever. Pour être autorisés sur le marché européen, ces produits devront être autorisés par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) puis approuvés par la Commission européenne. Cette homologation est encadrée depuis 2018 par la réglementation Novel Food, qui clarifie le statut réglementaire des insectes. Les autorisations sont basées sur les dossiers déposés par les entreprises productrices, mais l’autorisation délivrée a ensuite vocation à être généralisée à tout producteur qui choisirait la même espèce d’insecte, selon certaines conditions prévues par cette réglementation. Les premières autorisations sont attendues pour l’année 2021. Cependant, certains pays de l’UE ont déjà permis la commercialisation d’insectes sur leur territoire national, sans que ces produits fassent l’objet d’un dossier de demande d’autorisation préalable, en se basant sur les dispositions de la nouvelle réglementation Novel Food. Ce texte permet en effet de prolonger temporairement ces autorisations nationales accordées avant le 1er janvier 2018, lorsque l’ancienne réglementation Novel Food était applicable. Ce texte ne prévoyait en effet pas explicitement que la production et commercialisation d’insectes étaient soumis à l’obligation de dépôt d’un dossier de demande d’autorisation. Le 1er octobre 2020, la CJUE, statuant sur une question du Conseil d’Etat, a confirmé cette position et ainsi estimé à contrario que certaines interdictions de commercialisation d’insectes en France n’étaient pas cohérentes avec la législation européenne.

Si ces autorisations étaient accordées dans le courant de l’année 2021, le marché des protéines d’insectes dans l’alimentation humaine pourrait atteindre 260 tonnes d’ici à 2025, selon l’IPIFF. « Cela ouvre des perspectives intéressantes, même si ces produits ne constitueront probablement pas un marché de masse dans les toutes prochaines années » estime Christophe DERRIEN, secrétaire général de l’IPIFF. « Nos membres se positionnent plutôt sur des marchés spécialisés, comme les compléments alimentaires, aliments pour les sportifs ou biscuits et snacking. » Pour Jean-Gabriel LEVON, « même sans nouvelle autorisation réglementaire, nous avons déjà de quoi construire des dizaines de usines comme celle que nous venons d’installer à Amiens. Mais l’alimentation humaine fait clairement partie de nos perspectives. Les protéines d’insectes ont de nombreux avantages pour les humains sur le plan du goût, de la digestibilité, des performances sportives, de la prévention des maladies chroniques, de l’impact environnemental… Chez les consommateurs, on voit que les réticences sont en train de céder. A terme, je suis convaincu que cela finira par devenir un de nos marchés prioritaires. »